L'été 1976, une grande sécheresse s'était abattue sur la France.

Chaleur épouvantable, interdiction d'arrosage des jardins, et plus encore le lavage des voitures. VGE depuis le bureau de l'Elysée nous incitait de sa voix chuintante à absorber l'impôt sécheresse. Dans la cour du palais, le ballet ministériel des 604 sl vert fumé, l'antenne téléphonique ressort au milieu du coffre arrière, des CX Prestige de la première version à toit plat et des éternelles DS noires gaulliennes encore fort présentes, s'agitait fébrilement pour « pondre » ce nouvel impôt sous la houlette de Raymond Barre, qui roulait encore en DS 23 i.e.
Les plages de Cannes devenues une rôtissoire, limite Moulinex en inox massif -c'était la grande mode du poulet grillé- mes grands-parents, chez qui j'étais en vacances, à Fayence, ne m'emmenaient plus nous baigner sur la Croisette ou à Mandelieu La Napoule (selon l'humeur de mon grand-père, la circulation et le parking pour garer la 504 TI).
Hors de question de se brûler la peau dixit mon grand-père, médecin pneumologue et ma grand- mère pharmacienne de surenchérir : tu restes à l'ombre, pas de soleil et sieste. Mon grand-père eût la judicieuse idée de me faire ranger et classer sa bibliothèque.
Un vrai mélange de livres anciens, classiques, romans, thèses de médecine, revues musicales ; bref, un parking de livres éclectiques. Enchanté de fuir le salon où il écoutait Olivier Messiaen, Chostakovitch et autres « chercheurs musicaux », à fond. Non par surdité, mais disait-il : ‘’la musique, cela s'écoute fort pour s'en imprégner’’... Ce vacarme dodécaphonique faisait aussi fuir ma grand-mère dans sa chambre où elle scrabblait face à elle.
Au milieu de Voltaire, Camus, Agatha Christie, Montherlant, les 2 Peyrefitte, un titre pas sérieux m'attira. Le Pirate d' Harold Robbins édition Belfond 1975 : la couverture me tétanisa. Elle représentait une Silver Shadow noire, pare-chocs chromés, intérieur magnolia. L'illustration de la richesse des années 70. Le symbole absolu. La Rolls : un vrai terme générique.
Comme un talisman, je l'emportais dans ma chambre et le dévorais. Ce roman était une vraie salade niçoise de SAS, les saoudiens sadiques, sexe, pétrole et compagnie. Un remarquable navet au beurre frais. Posant la couverture sous la lampe de chevet en cuir vert 1950, à la manière d'une image pieuse de Sainte-Thérèse de Lisieux, c'était limite que je me signasse devant elle chaque soir. Le raccourci était fait...

2A

J'avais 12 ans. Les Rolls vues sur la Croisette, devant le Carlton, à l'ombre des palmiers, se retrouvaient condensées dans ce bouquin. Résultat : je passais l'été à lire toutes les « conneries » de la bibliothèque et aucun classique. Sans imaginer un instant en posséder une. L'idée était tellement loin de moi. Avoir une Rolls, c'est pour les grands.
Février 1977, au collège un copain m'apporte une pleine page du Figaro annonçant la sortie de la Silver Shadow 2. En gros plan, le museau de la Rolls noire avec son nouveau pare-choc. Aussitôt pris d'une boulimie de possession, je lui demande de m'apporter toutes les publicités. Au bout d'un mois, j'en avais dix ou douze. Mon père lisant le Monde, je n'ai pas souvenir de l'avoir vue dans ce journal. Ou peut-être en encarts de petite taille. Par contre, j'avais bien noté dans mon inconscient le nom du concessionnaire : Franco- Britannic à Levallois. L'idée germait doucement mais si lentement.
1978 : l'année des cataclysmes dans la réalité et dans ma tête.
Le 23 janvier 1978, l'enlèvement du baron Edouard-Jean Empain me fascine et m'interpelle. Le chauffeur, la 604, le 33 avenue Foch. Au collège, les élèves ne parlent que du petit doigt. Moi, c'est la 604 qui me pose question : est-elle garée à l'abri ?
Le 11 mars 1978, la mort de Claude François dans sa baignoire, bd Exelmans, me perturbe beaucoup. Tous ses tubes repassent en boucle résonnant dans ma tête. Roger Gicquel nous sort déjà des archives. La Mercedes 450 sel 6.9 noire (ou bleue marine) immatriculée 327 BJX 75, conduite par Claude François en pull rouge, s'élançant dans le souterrain du bd des Maréchaux me tétanise une seconde fois après la Shadow noire du pirate. Ma voisine de classe arrive en larmes au lycée l'après-midi : oui elle aimait Cloclo, m'avouant être allée assiéger son immeuble avec les autres favinettes (d'ailleurs j'aimerais la revoir 42 ans plus tard...juste pour voir la tête qu'elle a).
Écoutant plus que distraitement la prof de sciences-nat, l'image de Cloclo décrochant le téléphone Thomson CSF en bakélite noire au volant de sa 6.9 tourne en boucle dans ma tête. Alors que la brune voisine pleurniche, les jantes alliage et l'antenne de téléphone me fascinent toujours plus.
Le 1er août 1978, tout Saint-Tropez danse sur Supernature de Cerrone. Sa photo, posant assis sur le capot de sa Shadow, glanée dans Paris-Match me tétanise à nouveau. Mais moi je ne danse pas chez mes grands-parents. C'est lecture, musique dodécaphonique (aïe aïe) et les jeux de 20 heures, suivis d'’’Au théâtre ce soir’’ avec Jacqueline Maillan qui m'enchante. Exceptionnellement, Numéro 1 de Gilbert et Maritie Carpentier, spécial Mireille Mathieu, Sylvie Vartan ou Sheila (petite parenthèse: son mariage avec Ringo, en Silver Shadow 2 jaune paille...)
Le 20 décembre 1978, le premier épisode de Sam et Sally avec Corinne le Poulain et Georges Descrières circulant en Excalibur, me tétanise à nouveau. En arrière fond, les Shadow pare-chocs chromés sont nombreuses dans les rues de Paris 8, 16 et 17 èmes. Déjà, elles ont un air d'avant, une petite chute sociale qui, instinctivement, me fait penser qu'un jour peut-être... je pourrai en avoir une...
Le 16 janvier 1979 : la chute du Shah d'Iran me préoccupe. Amateur éclairé de belles autos, il représentait le bon mariage Orient-Occident. Après son exil, des reportages apparaissent çà et là. À la lecture d'un Paris-Match, une photo de sa villa de Saint-Moritz, devant laquelle sont garées une Corniche cabriolet noire et une Shadow, sous la neige, me tétanise à nouveau.
Au cours de l'été 79, Jours de France, dans la rubrique d'Edgar Schneider, passe une photo de Shirley Bassey devant l'hôtel de Paris à Monte Carlo, debout dans sa Corniche cabriolet noire, pare-chocs chromés. C'en est trop pour moi !

Le temps file, je ne me souviens plus si c'était en décembre 1979 ou 1980, mon ami d'enfance s'était entiché d'un stylo vu dans la première boutique Bulgari, ouverte dans un ‘’morceau’’ du Plaza Athénée. Joli modèle en or, imitant la forme d'un crayon à papier avec la gomme en corail amovible, permettant d'ouvrir ou fermer la mine. Présenté dans une boîte en chêne clair, tapissée de daim beige, imitant un plumier.
Sortant du magasin, où nous avions été accueillis avec sourires, décontraction et componction (pour des jeunes de 16 ans), nous tombons nez à nez avec Gérard de Villiers « Monsieur SAS » sortant de sa Silver Shadow bordeaux, toit vinyl noir, cuir noir, pare-chocs chromés, accompagné d'une superbe fille style Madame Claude de l'Avenue Foch, manteau de fourrure en lynx, provenant sans doute de chez Chombert. Tétanisés, nous nous faisons signer un autographe sur le catalogue en papier glacé de chez Bulgari. Je me souviens très bien de Gérard de Villiers souriant, le pied en mocassins noirs vernis, style Charles Jourdan, play-boy 1975, signant tant bien que mal, le stylo glissant sur le papier glacé. Sur le capot de sa Rolls. J'ai toujours le document dans mes archives.
Doublement tétanisés, nous sommes rentrés en métro, le petit sac Bulgari, en papier glacé blanc à la main. Nous jurant d'avoir une Shadow un jour.
1981, 1982, 1983, 1984 : le calendrier s'envole.
Les Shadow se démodent terriblement, entre la Spirit et Mitterrand. Même son ami Roger-Patrice Pelat débarque dans la cour de l'Elysée dans sa Spirit dorée. À la grande fureur de Mitterrand, avant que n'éclate l'affaire Vibrachoc.
1982 : j'ai 18 ans et dit à mon père: «j'aimerai bien avoir une Rolls, même d'occasion». «Tu te l'offriras quand tu travailleras... », me répond-t-il froidement.
Dans le tourbillon des études, du temps perdu, des soirées post disco, le souvenir des Shadow tropéziennes s'estompe. À Paris, on en voit encore souvent, principalement des Shadow 2 ou la Bentley T2 de Thierry le Luron, garée proche du Bus Palladium, en double file. Je dirais même en triangle, au milieu de l'intersection de 2 rues. Époque bénie du stationnement parisien. Ambiance du film Les Ripoux (Noiret-Lhermitte) ou Tchao Pantin (Coluche). Paris sale et pluvieux, les Rolls ternissent. Ou s'empoussièrent dans l'immense parking souterrain de l'avenue Foch.
Sauf que depuis le début des années 80, la Spirit a pris sa place dans le paysage parisien. Devant le palace hyper kitch (capitaux du Golfe), mobilier rouge framboise, moquettes à motifs géométriques fraise écrasée, nommé Nova Park Elysée, rue François 1er, devenu par la suite l'immeuble Cartier, les Spirit et Spur aux couleurs new wave s'alignent. À ma grande déception, les couleurs disco (dorées, marron métal, vert pâle, moutarde, bleu Seychelles) des Shadow, laissent place au noir, argent, gris, bordeaux, bleu marine, des Spirit.
Un copain d'école faisant des extras comme chauffeur chez Service Prestige (devenu depuis membre du RREC avec Shadow grise souris et Corniche cabriolet bi-tons chocolats californienne) me propose une balade dans la Spur noire, intérieur cuir rouge, de la chanteuse Diana Ross. Départ avenue Montaigne, arrivée l'Etoile. Un peu court mais je goûte au luxe.
Une mayonnaise envahit ma cervelle : Shadow ou Spirit ? Ou surtout rien car je suis encore trop jeune pour m'imaginer au volant et propriétaire d'un truc pareil.
1982 toujours, un museau oublié pointe son nez : Bentley. Enfin Rolls décide de réveiller cette marque et sort la Mulsanne Turbo. Coqueluche immédiate d'un méli-mélo de businessmen, d'artistes, escrocs de l'immobilier et play-boys sérieux à la Philippe Junot ou Thierry Roussel.
En 1985, le must c'est la Turbo R noire, intérieur cuir rouge dit Cartier, avec le téléphone Ericsson. Toujours Match : un bedonnant doué nommé Paul-Loup Sulitzer en fait sa monture pour se rendre aux Parcs à St -Tropez.

Ayant subi plusieurs crises de tétanie, j'en ai deux dernières (qui reprendront plus tard).
La première, avec la vision d'une Bentley Turbo R noire, cuir magnolia, calandre noire, neuve, garée devant l'immeuble beige aux baies vitrées1980, angle avenue Foch/Malakoff . En double file bien entendu.
La seconde, vers août 1983, à l'aéroport de Nice Côte d'Azur où, assis dans le même vol que Karl Lagerfeld depuis Orly, je le guette à l'arrivée, désireux de voir dans quelle voiture il roule. Un jeune homme (J. de B.) habillé en pantalon jaune paille, veste citron pâle, le pantalon enfilé dans des bottes en cuir fauve brillant, un chapeau limite La Cage aux Folles, enfourne un chariot complet de valises, sacs et vanity Vuitton, comme on n'oserait plus les porter en 2020, dans le coffre d'une Mulsanne Turbo jaune paille verni, immatriculée à Monaco. Le chauffeur démarrant en un quart de seconde, dans un souffle qui me tétanise à nouveau.
Cette couleur digne d'un costume Cifonelli acidulé, les palmiers, le parking où entre les 505, R 18, Horizon, pointent des nez de Ferrari 308 gts et Mercedes 500 sec bleues métal , immatriculées 75... mon esprit s'enivre de l'air niçois, parfumé de lavandes, quand mon regard tombe sur l'arrière d'une Silver Spur en plaques anglaises. Je m'approche, argent métal et bordeaux brillants au soleil, la lunette arrière fortement rétrécie. Une commande spéciale Hooper, apprendrais-je plus tard. Mon grand-père m'attend dans sa Renault 20 TX 2.2 verte foncée, velours taupe. Evidemment... La tête dans les étoiles je me dis : « Voilà c'est la Turbo que je veux ! »
2005 : de l'eau a coulé sous les ponts, les Shadow naviguent en eaux profondes. Les Spirit surnagent en eaux troubles et les Mulsanne portent leur nom : une mule et un âne.
En raccourci ce que je suis : donc en 2005, j'ai acheté une Mulsanne S 1989, grise foncé, cuir gris souris, vendue neuve au producteur de La Boum, Charles Gassot, au nom de sa société bien sûr, par la Franco-Britannic. La version sans le turbo : croyez moi, la Turbo R c'est mieux. Surtout en jaune Lagerfeld !
Ceci est le début d'autres histoires de Rolls & Cie qui continuent en s'amplifiant.

2C

Pierre d'Allest